CHAPITRE QUATRE

A peine avais-je touché la poignée de la porte de ma chambre qu’elle s’ouvrit. Aphrodite m’attrapa le poignet.

— Tu t’es enfin décidée à ramener tes fesses ! Bon sang, tu es aussi lente qu’un escargot, Zoey !

Elle m’entraîna dans la chambre et claqua la porte derrière nous. Je me dégageai vivement :

— Maintenant que je suis là, tu vas m’expliquer un tas de trucs. Comment es-tu entrée ici ? Où est Lucie ? Quand ta Marque est-elle revenue ? Que... ?

Ma tirade fut interrompue par des coups insistants frappés contre les carreaux.

— D’abord, tu es une imbécile, Zoey, cracha Aphrodite. Nous sommes à la Maison de la Nuit, pas dans un lycée public de Tulsa ! Personne ne ferme la porte à clé, je n’ai donc eu aucun mal à entrer dans ta chambre. Ensuite, Lucie est ici même.

Elle se précipita à la fenêtre. Je restai plantée là, à la regarder alors qu’elle tirait les rideaux et essayait d’ouvrir le battant. Elle me jeta un regard irrité.

— Hé, ho ! Un peu d’aide ne serait pas de trop !

Hébétée, je la rejoignis. Nous dûmes batailler dur pour faire céder la fenêtre.

La nuit de cette fin décembre était froide et maussade, et une petite pluie tombait. J’aperçus le mur est à travers les arbres plongés dans l’obscurité. Je frissonnai, mais pas à cause du froid. À cause de cette partie du mur est  – un lieu de pouvoir et de chaos. Aphrodite soupira et se pencha.

— Arrête de faire la folle et entre ! s’écria-t-elle. Tu vas te faire remarquer et, plus grave, l’humidité va faire friser mes cheveux.

Lorsque la tête de Lucie apparut, je retins un cri de surprise.

— Salut, Zoey ! lança-t-elle joyeusement. Tu as vu comme je suis bonne en escalade ?

— Entre, dit Aphrodite en la tirant par la main. Quand Lucie atterrit dans la chambre, elle referma rapidement la fenêtre et les rideaux.

Je restai là à dévisager mon amie, bouche bée, alors qu’elle époussetait son jean slim et y rentrait sa chemise à manches longues.

— Lucie, parvins-je finalement à articuler. Tu as escaladé le mur du dortoir ?

— Oui ! fit-elle avec un grand sourire en secouant ses boucles blondes. Cool, hein ? Je ne pèse plus rien ! Hop, et me voilà !

— Comme Dracula...

En voyant Lucie froncer les sourcils, je réalisai que j’avais parlé à voix haute.

— Qui est comme Dracula ? demanda-t-elle. 

Je m’assis lourdement sur mon lit.

— Dans le livre de Bram Stoker, Jonathan Harker parle de Dracula qui court sur le mur de son château.

— Oh, oui, ça, je peux le faire ! J’ai cru que tu voulais dire que je ressemblais à Dracula  – effrayante, pâle, avec des cheveux sales et de longs ongles noirs. Tu ne penses pas ça, hein ?

— Non, tu es superbe.

C’était la vérité. J’avais devant moi la Lucie d’autrefois, avant que son corps ne rejette la Transformation et quelle ne meure, puis ressuscite en zombi. Elle avait perdu presque toute son humanité, et elle n’était pas la seule à qui cela était arrivé ; un groupe de morts vivants terrifiants hantaient les souterrains de la gare désaffectée de Tulsa. Lucie avait failli devenir comme eux : cruelle et dangereuse. Heureusement, son affinité avec la terre, don de la déesse, lui avait permis de résister, mais cela n’avait pas suffi. Alors, avec l’aide d’Aphrodite (qui avait elle aussi reçu une affinité avec la terre), j’avais formé un cercle et demandé à Nyx de sauver ma meilleure amie. Et la déesse m’avait entendue.

Mais, pendant le processus de guérison, Aphrodite avait failli mourir pour préserver l’humanité de Lucie. Elle avait survécu, mais elle avait perdu sa Marque, tandis que celle de Lucie s’agrandissait et se colorait, preuve qu’elle s’était transformée en vampire. Sauf que, pour ajouter à la confusion, son tatouage n’avait pas la couleur bleu saphir des vampires. Il était écarlate  – de la couleur du sang frais.

— Ho, ho ! La Terre à Zoey ! Il y a quelqu’un ? demanda Aphrodite, mettant un terme à mon monologue intérieur. Tu ferais mieux de t’occuper de ta super copine, elle est en train de craquer.

Je battis des paupières. Même si je n’avais cessé de dévisager Lucie, je ne lavais pas vraiment vue. Elle se tenait au milieu de la chambre  – autrefois notre chambre  – et regardait autour d’elle, les yeux pleins de larmes.

— Oh, je suis désolée, dis-je en l’enlaçant. Ce doit être dur pour toi, de revenir ici.

Elle se raidit dans mes bras, et je reculai pour mieux la regarder.

L’expression de son visage me glaça le sang. La tristesse avait cédé la place à une colère qui me paraissait étrangement familière... Soudain, je compris : Lucie ressemblait à celle qu’elle était avant de retrouver son humanité.

— Lucie ? Que se passe-t-il ?

— Où sont mes affaires ? lâcha-t-elle, furieuse.

— Calme-toi, Lucie. Les vampires enlèvent les affaires des novices qui... euh... qui meurent.

Elle plissa les yeux.

— Je ne suis pas morte ! siffla-t-elle. 

Aphrodite vint se placer à côté de moi.

— Hé ! Ne t’en prends pas à nous ! Les vampires te croient morte, ne l’oublie pas.

— Mais ne t’inquiète pas, enchaînai-je, je leur ai demandé de me rendre certaines de tes affaires. Et je sais où se trouve le reste. On pourra tout récupérer.

Aussitôt, sa colère disparut, et je retrouvai ma meilleure amie.

— Même ma lampe en forme de botte de cow-boy ? 

Je souris :

— Même ça.

Moi aussi, j’aurais été énervée si on m’avait pris mes objets personnels.

— Je constate que ton mauvais goût est immortel ! commenta Aphrodite.

— Aphrodite, dit Lucie avec sérieux, tu devrais être plus gentille.

— C’est ça, espèce de Mary Poppins de la cambrousse !

— Je te signale que Mary Poppins était anglaise, répondit Lucie d’un air hautain. Et elle n’était pas de la cambrousse.

Là, c’était vraiment ma Lucie d’autrefois ! Je poussai un cri de joie et la serrai contre moi.

— Je suis tellement contente de te voir ! Tu vas bien maintenant, n’est-ce pas ?

— Je me sens différente, mais je vais bien, répondit-elle en me rendant mon étreinte.

J’étais trop soulagée pour relever ce qu’elle avait dit sur sa différence. J’étais si heureuse qu’elle soit là, entière, redevenue elle-même ! Tout à coup, je me rappelai quelque chose.

— Attendez ! Comment vous avez fait pour entrer sur le campus sans vous faire repérer par les Fils d’Erébus ?

— Reviens sur terre, Zoey ! dit Aphrodite. L’alarme a été désactivée, ce qui se comprend. Tous les élèves partis en vacances ont reçu le même texto leur ordonnant de rentrer. Neferet péterait un plomb si l’alarme se déclenchait à chaque fois qu’un élève passe le portail !

— Parce que tu crois qu’elle pourrait être encore plus dingue qu’elle ne l’est ? ironisa Lucie.

— Oui, tu as raison, Neferet est cinglée, acquiesça Aphrodite, pour une fois d’accord avec ma meilleure amie. En tout cas, l’alarme ne fonctionne plus, même pour les humains.   

— Hein ? fis-je. Comment tu sais ça ?

Elle soupira, l’air exaspéré, et, d’un geste étrangement lent, passa la main sur son front, effaçant une partie de son croissant de lune.

— Oh, c’est pas vrai ! Aphrodite, tu es... Je bafouillais, incapable de prononcer le mot.

— Humaine, compléta-t-elle d’une voix froide.

— Tu en es sûre ?

— Oh oui, complètement.

— Euh... Aphrodite, intervint Lucie. Même si tu es humaine, tu n’es pas une humaine normale.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je.

— Aucune idée ! prétendit Aphrodite.

— Tu sais, soupira Lucie, tu as de la chance de t’être transformée en humaine, et pas en un jouet en bois ! Avec tous tes mensonges, ton nez ferait un kilomètre de long.

Aphrodite secoua la tête d’un air dégoûté.

— Ha, ha ! Trop drôle !

Allez-vous m’expliquer ce qui se passe, à la fin ? m’écriai-je.

— Vas-y, dis-lui, fît Aphrodite. C’est toi, la grande gueule !

— Tu es tellement méchante ! lança Lucie. J’aurais dû te manger quand j étais un zombi.

— Et elle ose prétendre que c’est moi, la méchante ! Pas étonnant que Zoey ait besoin d’une nouvelle meilleure amie.

— Zoey n’a pas besoin d’une nouvelle meilleure amie ! hurla Lucie en fonçant sur Aphrodite.

L’espace d’un instant, il me sembla apercevoir dans ses yeux bleus un éclair rouge, qui me rappela celui qu’elle avait quand elle était encore incontrôlable.

J’avais l’impression que ma tête allait exploser. Je m’interposai :

— Aphrodite, arrête de la chercher !

— Et toi, arrête de la défendre !

Aphrodite attrapa un Kleenex et se mit à essuyer ce qui restait de son croissant de lune. Je remarquai qu’en dépit de son ton nonchalant ses mains tremblaient.

Je me retournai vers Lucie, dont les yeux avaient retrouvé leur couleur habituelle.

— Désolée, Zoey, dit-elle en souriant comme une petite fille prise en faute. Ces deux jours passés avec Aphrodite m’ont mis les nerfs à vif.

Aphrodite fît un petit bruit méprisant.

— Ne recommence pas ! l’avertis-je.

— D’accord, d’accord.

Nos regards se croisèrent dans le miroir, et j’aurais juré qu’il y avait de la peur dans le sien. Déstabilisée, j’essayai de reprendre la conversation où nous l’avions laissée.

— Alors, Lucie, pourquoi tu prétends qu’Aphrodite n’est pas normale ?

— C’est simple ! Elle a toujours des visions, et les visions ne sont pas une chose normale pour les humains. Vas-y, raconte-lui, dit-elle à Aphrodite.

Celle-ci s’assit sur mon lit.

— Oui, j’ai toujours des visions. Youpi ! Le seul truc que je détestais dans mon statut de novice est celui qu’il me reste maintenant que je suis redevenue une imbécile d’humaine.

Je l’observai attentivement, essayant de voir au-delà de l’air désabusé qu’elle arborait. Elle était pâle ; ses yeux étaient cerclés de noir. On voyait bien qu’elle avait traversé de dures épreuves ces derniers temps, en particulier des visions, épuisantes et sinistres. Pas étonnant qu’elle se comporte comme une garce !

— Qu’est-ce que tu as vu, cette fois-ci ? demandai-je.

Elle croisa mon regard et abandonna le masque d’arrogance qu’elle portait toujours, comme un bouclier. Une ombre terrible traversa son beau visage, et sa main trembla lorsqu’elle remit une mèche derrière son oreille.

— J’ai vu les vampires et les humains se massacrer mutuellement. J’ai vu un monde plein de violence, de haine et de ténèbres. Et, dans ces ténèbres, j’ai vu des créatures terrifiantes. Je... je ne pouvais même pas les regarder. J’ai vu la fin de tout.

Sa voix se brisa.

— Dis-lui le reste, fit Lucie d’une voix dont la douceur me surprit. Dis-lui pourquoi tout cela s’est produit.

Lorsque Aphrodite reprit la parole, j’eus l’impression qu’on m’enfonçait des éclats de verre dans le cœur.

— Tout cela s’est produit parce que tu es morte, Zoey. C’est ta mort qui a causé tout ça.

[La Maison de la Nuit 04] Rebelle
titlepage.xhtml
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_000.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_001.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_002.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_003.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_004.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_005.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_006.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_007.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_008.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_009.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_010.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_011.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_012.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_013.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_014.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_015.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_016.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_017.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_018.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_019.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_020.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_021.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_022.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_023.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_024.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_025.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_026.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_027.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_028.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_029.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_030.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_031.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_032.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_033.htm
La Maison de la Nuit Rebelle - Pc cast_split_034.htm